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Les jeunes spectateurs sont pris au sérieux: le théâtre pour enfants et pour la jeunesse dans les Plats Pays

22 avril 2021 11 min. temps de lecture Le virus de la scène

Le théâtre pour enfants et pour la jeunesse dans les Plats Pays ne connaît pas seulement un franc succès artistique aux Pays-Bas et en Flandre, il bénéficie aussi d’une excellente réputation à l’étranger. Qu’a-t-il de si particulier? Quels thèmes aborde-t-il et comment s’y prend-il? L’approche est-elle identique en Flandre et aux Pays-Bas?

Des techniciens de théâtre marchent d’avant en arrière, une histoire est jouée à rebours. On commence par la fin, quand tout est bien rangé derrière l’avant-scène. Nous passons lentement mais très logiquement à ce qui a été fait et est arrivé précédemment: le rangement, les acteurs qui saluent et s’en vont, les techniciens qui amènent des accessoires et enlèvent les décors. Le café quitte les verres pour rentrer dans la machine à café, les tapis s’enroulent tout seuls, une boule de papier se projette de la poubelle vers le technicien. Une blessure à la tête est soignée, on voit du sang, puis l’homme se cogne la tête.

Voilà, vous avez fait connaissance avec Het eind van het begin van het einde (La Fin du commencement de la fin). Cette pièce destinée à des enfants de plus de huit ans est issue d’une collaboration entre hetpaleis d’Anvers et deux compagnies néerlandaises: Theater Artemis
de Jetse Batelaan de Bois-le-Duc et le Zuidelijk Toneel (Théâtre méridional) d’Eindhoven. La première a eu lieu au hetpaleis au mois d’octobre 2020, juste avant que les théâtres ferment à nouveau leurs portes en Belgique.

Het eind van het begin van het einde esquisse une image à la fois sombre et humoristique d’un avenir dépourvu de théâtre et d’imagination. Cette représentation proposait pour ainsi dire la toute dernière représentation théâtrale, un long rite d’adieu au théâtre, pénible et mélancolique, mais également hilare et qui fait mouche.

Cette production n’a pu être jouée que quelques fois en Flandre et aux Pays-Bas. Était-ce le commencement de la fin? Cette pièce était-elle vraiment à ce point prophétique? Inaugurait-elle la fin du théâtre? Non, cela n’ira pas jusque-là, bien sûr.

Het dier, het dier en het beestje (L’Animal, l’animal et la petite bête) est une autre production de Jetse Batelaan et Theater Artemis. Cette représentation a pour sujet une fillette normale dans une famille normale, dans une école normale, mais les personnages n’ont pas l’air normaux. Ils sont tous travestis en un animal grand ou petit. Tout se passe d’une manière quelque peu loufoque et bizarre, mais les jeunes comme les personnages plus âgés sont néanmoins touchés par la navrante solitude sous-jacente de la jeune fille qui ne se sent pas très à l’aise dans le monde où les adultes sont accaparés par leur travail et par eux-mêmes.

Cette combinaison d’un thème spirituel par le contenu et de l’absurdité formelle est caractéristique de Batelaan. Il parvient à entraîner les enfants comme les adultes dans une folie contagieuse sur le plan du jeu et de la scénographie, tout en incitant à la réflexion. Batelaan a reçu en 2019, à la Biennale de Venise, en sa qualité de «créateur de théâtre innovateur pour la jeunesse», le Lion d’argent pour le théâtre (notez bien: pour le théâtre, donc pas seulement le théâtre pour la jeunesse!). «Batelaan fait éclore une espèce de magie sur la scène, une magie qui convainc jusqu’aux spectateurs les plus sceptiques», écrivait le jury.

La Flandre et les Pays-Bas, différences et parallèles

Le Néerlandais Jetse Batelaan et son Theater Artemis
correspondent à l’idée que l’on se fait à l’étranger du … théâtre flamand pour enfants et pour la jeunesse. La Flandre bénéficie plus que les Pays-Bas, au niveau international, d’une réputation comme lieu où se pratique un théâtre artistique expérimental audacieux de haut niveau. En gros, on peut dire que dans le théâtre pour la jeunesse en Flandre l’artiste occupe une place centrale tandis qu’aux Pays-Bas on tient davantage compte du public. Cette différence se perçoit également au niveau de la politique de subventionnement: aux Pays-Bas on accorde plus d’attention à la participation du public et à l’encadrement éducatif, en Flandre prévaut davantage l’innovation artistique.

Ces approches différentes ont des conséquences. Le public en Flandre demeure un public blanc de classe moyenne. Aux Pays-Bas, il est beaucoup plus varié et plus coloré. En Flandre on se préoccupe aussi de l’accompagnement éducatif et de la promotion ciblée, mais c’est aux centres culturels locaux organisateurs qu’il incombe encore trop souvent d’assumer ces aspects-là.

Le côté paternaliste a disparu, les jeunes spectateurs sont pris au sérieux.

Aux Pays-Bas on s’adresse beaucoup plus aux écoles que ce n’est le cas en Flandre. Des compagnies théâtrales vont s’y produire dans les classes, comme Het Laagland (Le Bas Pays, dans la région du Limbourg néerlandais) avec par exemple App je even voor mij? (Tu veux bien apper pour moi?), une représentation éducative interactive autour du danger d’arnaque financière via le smartphone, une des manières d’«attirer» un public jeune vers les théâtres. HNTJong (Le Théâtre national jeunes, La Haye) se produit dans la journée avec plusieurs équipes dans les écoles et présente en début de soirée ou pendant le week-end des adaptations de plusieurs œuvres classiques dans de grandes salles. Aux Pays-Bas, le circuit libre commercial pour le public jeune est beaucoup plus développé qu’en Flandre et l’offre y est nettement plus importante et plus variée. Et dans la plupart des cas les productions sont pour le moins attrayantes ou bien faites.

En Flandre, en revanche, les enfants et les jeunes sont davantage associés aux productions. Le Theater De Spiegel (Théâtre Le Miroir, Anvers) donne le ton sur le plan du théâtre pour bambins.

Recourant à la musique (souvent classique) et à un jeu avec des objets, il réussit à créer avec les plus petits (y compris de 0 à 18 mois) un rituel auquel participent aussi bien les petits que les adultes. Comment se présente la répartition des compagnies dans les Plats Pays? Les Pays-Bas disposent de maisons importantes telles que HNTJong, également d’ensembles régionaux de taille moyenne ainsi que d’un nombre de groupes plus petits.

En Flandre et à Bruxelles, on compte au total trois maisons de théâtre pour les enfants et la jeunesse: Bronks
à Bruxelles, hetpaleis à Anvers et la KOPERGIETERY (Fonderie de cuivre) à Gand. Les deux premières font appel à des créateurs pour mettre sur pied une production. La KOPERGIETERY dispose de ses propres créateurs mais en invite aussi d’autres. fABULEUS à Louvain est une organisation qui crée des productions de danse théâtrales avec des jeunes, souvent très véhémentes, profondes et incroyablement virtuoses. À côté de ces groupes on trouve des compagnies de taille moyenne et petites, surtout à Gand et à Anvers.

Le Krokusfestival international annuel à Hasselt est un événement où, à côté d’œuvres de créateurs de théâtre flamands faisant autorité et de quelques représentations venant de pays étrangers lointains, on peut également assister à de bonnes productions des Pays-Bas et de Wallonie (!). Il propose un excellent éventail de spectacles.

Créateurs de théâtre et enfants en tant qu’alliés

Dans le secteur culturel non commercial flamand aussi bien que néerlandais, on n’hésite pas à aborder des thèmes difficiles. Tel est également le cas à Bruxelles (avec la maison de théâtre Bronks et – pour autant que j’aie pu m’en rendre compte – également dans des compagnies francophones). Le changement climatique, la discrimination, le suicide, la solitude, le harcèlement, l’éducation, les divorces, la peur de l’échec, le cancer en phase terminale, l’abus, la maladie chronique, l’addiction, la problématique du genre,… voilà autant de sujets auxquels se voient également confrontés des enfants et des jeunes. Les créateurs de théâtre estiment qu’ils ne peuvent pas les passer sous silence. Grâce à leur étonnement concernant tout ce qui se passe dans le monde, à leur admiration devant certains événements dans l’environnement immédiat et plus vaste, à leur fantaisie et à leur recherche de la manière la plus appropriée d’aborder la vie et le monde, les créateurs se posent en alliés des enfants. Car les enfants et les jeunes aussi se posent des questions sur le monde qui les entoure, se demandent comment il convient de le considérer, comment on doit agir soi-même dans ce monde, comment on peut essayer d’avoir prise sur certaines choses et comment on peut réfléchir sur tout cela.

Rendre racontable le récit complexe du monde, telle semble être la mission par excellence du théâtre pour enfants et pour la jeunesse. Dans les Plats Pays, on a bel et bien l’occasion de le faire. L’idée qu’une pièce de théâtre peut (doit?) amener des enfants à réfléchir, à s’engager, y est bien vivante. Une bonne pièce de théâtre peut / doit avoir une stratification, se prêter à plusieurs interprétations.

Des thèmes épineux peuvent évidemment être abordés avec empathie, de manière poétique même, voire plus souvent encore avec beaucoup d’humour! C’est ce qui transforme le théâtre en une véritable expérience. Le théâtre comme consolation. Ou quelque chose de ce genre. De sorte qu’en dépit du thème ingrat les spectateurs peuvent s’exclamer: Que c’est rigolo! Que c’est beau! Que cela sonne juste!

Quelques exemples. De Toneelmakerij (La Fabrique de théâtre, Amsterdam) a présenté une pièce sur le suicide destinée aux jeunes de plus de quatorze ans. Freek Vielen (du NweTijd – Temps nouveau, une compagnie de théâtre de texte à Anvers) a publié au hetpaleis
en 2017 Niets (Rien), une pièce sur le nihilisme s’inspirant du livre young adult du même titre, primé au niveau international, de l’écrivaine danoise Janne Teller. La compagnie bruxelloise Tristero
a utilisé le même livre comme point de départ pour Niks. Elle traitait le thème avec un peu plus de distance, d’une manière un peu plus légère, tout en préservant le même pouvoir d’impact de réflexion.

Dans De Kantelaar (Le Chambard, 8 ans et +) de Schippers&VanGucht
(une compagnie de Breda, Brabant-Septentrional), une fillette se retranche dans une solitude absolue dans son propre espace. Dans un grand conteneur, Eva, depuis un échafaudage, part à la recherche du monde et d’elle-même.

Chez Bronks, Joris Van den Branden et Joost Vandencasteele jouent durant cette saison Clash (8 ans et +), une pièce sur l’incertitude, la peur de l’échec, le fait de se sentir nul. Il ne s’agit pas d’une représentation pédagogique. Le pouvoir libérateur réside dans le fait qu’en tant que spectateur on se voit entraîné dans la mise en scène d’une fantaisie très inventive. Un canard en caoutchouc XL gonflable remplit l’espace entier. Joost cherche coûte que coûte à éviter l’ennui et veut être transformé en smartphone, ce qui finit par arriver.

FroeFroe (Anvers) joue avec beaucoup de poupées, de la musique rock’n’roll et des games gimmicks. Killie Billie (7 ans et +), une pièce sur des parents qui se séparent, ne devient pas une histoire faussement sentimentale: à la fin, maman et papa ne se remettent pas ensemble mais parviennent à se mettre d’accord sur un bon arrangement.

Certaines productions mettent l’accent sur l’aspect ludique. Comme le jeu avec des planches presque sans mots et plutôt genre slapstick TATTARЯATTAT! (à partir de 3 ans) de frieda (Gand), ou Bizar (à partir de 4 ans), plein d’objets surprenants et de situations tordues, du Muziektheater De Kolonie (Théâtre musical La Colonie, Anvers) en coopération avec le Théâtre des quatre mains (Wallonie). On peut assister à bon nombre de situations dadaïstes et grotesques dans les Plats Pays. J’ai néanmoins l’impression que le théâtre absurde complètement loufoque est plus répandu en Flandre qu’aux Pays-Bas (Jetse Batelaan mis à part, bien évidemment!). La Belgique serait-elle tout de même un pays un peu plus surréaliste, comme on le prétend parfois en plaisantant?

«Studio Orka»

J’aimerais conclure cet aperçu en attirant l’attention sur une compagnie qui est garante de valeur artistique, d’audace et de sens de l’expérimentation et qui, pour cette raison, mérite une mention spéciale. Au même titre que Jetse Batelaan est unique aux Pays-Bas, Studio Orka l’est tout autant en Flandre. Studio Orka joue toujours en déplacement, que ce soit dans un jardin ouvrier, un étang, un centre de soins, une église.

Le lieu où on joue et toutes sortes d’objets font office de partenaires dans le jeu. Studio Orka se tient parfaitement sur la frontière entre vrai et pas vrai, entre réalité et réalité théâtrale. L’incrédulité initiale s’estompe petit à petit. Studio Orka arrive à transmettre le sentiment de la condition humaine avec un grand plaisir du jeu et une fantaisie débridée. L’ensemble entend depuis des années faire éclater de rire ainsi qu’à émouvoir les jeunes comme les adultes. Un rire à l’intérieur d’une larme.

Une grande renommée

Le théâtre pour enfants et pour la jeunesse dans les Plats Pays a mûri au cours des cinquante dernières années: le côté paternaliste a disparu, les enfants sont pris au sérieux. Cela se voit non seulement sur le plan du contenu mais aussi au niveau de l’expression artistique. D’aucuns disent que dans les Plats Pays le théâtre pour enfants est devenu adulte. Je trouve ce qualificatif inapproprié. Il sonne si achevé, si abouti, justement, alors que le théâtre se doit toujours d’être un émerveillement permanent et une quête sans fin. Ce qui est vrai, c’est que le théâtre pour enfants et pour la jeunesse ne cède plus en rien au théâtre pour adultes. Aux Pays-Bas et en Flandre, les créateurs de théâtre pour enfants et pour la jeunesse jouissent actuellement d’une renommée artistique pour le moins équivalente, voire plus grande.

Il faut souhaiter que le théâtre pour enfants et pour la jeunesse dans les Plats Pays continue sur sa lancée pendant longtemps encore. Le coronavirus a sérieusement bousculé ce secteur et
ce n’est pas sans anxiété que l’on attend de voir si toutes les – petites – compagnies survivront.

Devens

Tuur Devens

critique de théâtre pour le jeunesse

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